Différence entre réalité et vérité

Quelle est la différence entre vérité et réalité ? Définitions philosophiques. Pourquoi la vérité n’est-elle pas forcément la réalité ?

La connaissance de la vérité et de la réalité sont des problématiques centrales en philosophie. Or, vérité et réalité sont des notions qui se recoupent mais ne se confondent pas :

  • la vérité touche à la logique et à la raison,
  • la réalité touche aux choses, c’est-à-dire à la matière.

Voyons la différence entre vérité et réalité.

La différence entre vérité et réalité : définitions philosophiques.

La vérité désigne un discours valide, juste, conforme. Mais conforme à quoi ?

La vérité peut être définie comme ce qui est conforme à la réalité, perçue ou objective.

Mais elle peut aussi désigner ce qui est conforme :

  • à la logique,
  • à l’intuition,
  • à la conscience,
  • à la morale,
  • à l’opinion commune,
  • à des croyances ou des convictions propres (dans une vision relativiste, la vérité peut en effet être personnelle),
  • ou à plusieurs de ces éléments à la fois.

De fait, la vérité ultime est difficile à définir et encore plus à atteindre.

Au final, on distinguera plusieurs types de vérités :

  • la vérité logique : construite sur un raisonnement abstrait, irréfutable mais risquant d’être “hors-sol”,
  • la vérité scientifique : elle s’appuie sur des preuves expérimentales ; mais l’histoire a montré qu’il n’y avait pas de vérité scientifique définitive,
  • la vérité révélée : c’est le dogme religieux, la foi, ou encore la révélation intérieure intuitive.

L’homme-sujet étant dans l’incapacité de saisir la réalité telle qu’elle est, la vérité se cantonne souvent à la logique. On en arrive à une distinction de plus en plus marquée entre vérité et réalité :

  • la vérité concerne le rapport à la logique : un discours est jugé vrai ou faux,
  • la réalité concerne le rapport aux choses : les choses sont réelles ou non, existent ou n’existent pas.

Le risque est qu’un fossé de plus en plus grand se creuse entre vérité et réalité : par exemple, un discours peut être vrai sur le plan logique, tout en étant totalement déconnecté de la réalité. Le raisonnement peut donc se perdre et s’éloigner du terrain.

Mais nous n’avons pas encore défini ce qu’est la réalité.

Qu’est-ce que la réalité ?

Il faut en réalité distinguer la réalité du réel :

  • le réel est ce qui existe en soi, indépendamment du sujet, c’est-à-dire indépendamment de ses perceptions et de ses pensées,
  • la réalité est ce qu’un individu perçoit et comprend du réel. On distingue :
    • la réalité empirique : c’est ce qui existe pour nous à travers nos sens, notre expérience, bref nos rapports avec la matière,
    • la réalité intelligible : c’est ce que nous comprenons du monde par notre pensée, notre raisonnement, nos concepts abstraits.

Pour Platon, il convient de préférer le monde des idées au monde des perceptions, c’est-à-dire la raison à l’expérience. Cependant, Platon, dans une vision à la fois réaliste et idéaliste, ne nie pas l’existence du réel, contrairement par exemple aux philosophes du courant immatérialiste.

Réconcilier vérité et réalité.

En s’intéressant à la recherche de la vérité, les philosophes ont parfois eu trop tendance à oublier la réalité.

Or, plutôt que de cultiver une vérité hors-sol, il s’agit de réconcilier la vérité avec la réalité, en évitant deux écueils :

  • le relativisme, qui consiste à dire que chacun perçoit sa réalité et peut créer sa propre vérité,
  • le dualisme, qui consiste à séparer vérité et réalité.

Par ailleurs, la réalité ne doit pas être qu’un critère de vérité parmi d’autres.

Au final, le philosophe devrait adopter une définition équilibrée de la vérité, selon laquelle le discours vrai doit être probant à la fois sur le plan rationnel et sur le plan empirique.

La voie de la sagesse.

Pour conclure, arrêtons les définitions suivantes :

  • le réel est le monde tel qu’il est, indépendamment de l’observateur,
  • la réalité est le monde tel qu’il apparaît aux yeux de l’observateur,
  • le vrai est l’ordre du cosmos, indépendamment de l’observateur,
  • la vérité est ce que l’observateur saisit de l’ordre du cosmos.

Le sage comprendra qu’il ne peut y avoir d’écart entre le réel et le vrai : l’ordre du cosmos exprime une perfection à la fois spirituelle et matérielle, les deux aspects étant indissociables.

A l’inverse, sur le plan individuel, il peut y avoir un écart entre réel, réalité, vrai et vérité.

Pour limiter ces écarts, le sage devra plonger en lui-même afin d’identifier les causes de ses illusions. L’introspection l’amènera à visiter son psychisme pour extraire ce qui fait obstacle à l’expression de la part universelle de son être.

Dépouillé de ses préjugés, de son ego et de ses conditionnements, le sage se réconciliera avec toute chose. Il découvrira le réel en lui comme une évidence : il fait partie du monde.

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L’erreur peut nous faire progresser. Qu’en est-il de l’illusion ?

Dans les deux cas l’esprit a un rapport imaginaire à la vérité. Il erre loin d’elle mais si dans l’erreur il se trompe, on peut dire que dans l’illusion il est trompé. L’une est le signe d’un manque de connaissance et l’aveu d’une imprudence de l’esprit. (Sauf dans la recherche scientifique où le risque de l’erreur est instrumentalisé pour discriminer le vrai du faux). L’erreur est donc la marque d’une faiblesse.  L’illusion est plutôt l’expression de la force de certaines puissances trompeuses s’exerçant sur l’esprit et l’égarant.

    L’erreur procède d’ordinaire d’un défaut ou d’un manque de connaissance. Elle est imputable à la volonté qui se permet d’affirmer quelque chose alors qu’elle n’en a pas les moyens théoriques. D’où la nécessité d’éviter la prévention et la précipitation,comme le conseille Descartes, afin de ne pas juger à tort et à travers. Lorsque l’entendement a fait la lumière sur une question, l’erreur est rectifiée et remplacée par une connaissance vraie.

   Si l’on prend acte de la démarche scientifique on s’aperçoit qu’il y a une fécondité de l’erreur dans la mesure où l’esprit ne s’enferme pas en elle. Il prend le risque de se tromper pour éliminer les erreurs et s’approcher de la vérité. Aussi soumet-il ses idées au contrôle expérimental, et progresse-t-il dans sa recherche de la vérité en rectifiant, en surmontant ses erreurs.

   Ce n’est pas le cas avec l’illusion. Il ne suffit pas de la dénoncer pour la faire disparaître. En témoignent les illusions d’optique. Je sais bien que ce n’est pas le soleil qui tourne autour de la terre, cela ne m’empêche pas d’en avoir l’illusion. Je sais bien que je vais mourir, cela ne m’empêche pas d’avoir l’illusion d’être éternel.

   L’illusion consiste (illudere : se jouer, se moquer de) à prendre des fictions pour des réalités. Tout se passe comme si l’esprit était le jouet de quelque chose qui agit sur lui et lui fait prendre l’apparence des choses pour les choses elles-mêmes ou la vraisemblance pour la vérité. Cela signifie que l’esprit ne s’exerce pas de manière autonome. Sans une difficile ascèse, il est sous l’empire de tout ce qui agit sur lui à son insu : les impressions sensibles, les désirs, les intérêts, les passions, les conditionnements divers et variés. Cf. Platon et l’idée des chaînes maintenant l’esprit prisonnier de la caverne. Dans l’allégorie, le philosophe établit qu’en ce sens toutes nos erreurs sont des illusions.

 Dans le texte qui suit, Freud distingue l’erreur, l’illusion et l’idée délirante pour montrer que l’illusion n’est pas nécessairement en désaccord avec la réalité, qu’elle n’est pas nécessairement une erreur (ce qui est problématique dans la mesure où l’on ne parle plus d’illusion lorsqu’il y a accord entre la représentation et la réalité). Mais Freud veut établir que le propre de l’illusion est d’être dérivée des désirs humains. Elle est ordonnée à d’autres requêtes que celles de l’esprit. Son enjeu n’est pas la connaissance de ce qui est mais la satisfaction du principe du plaisir (opposable à principe de réalité).  « Nous appelons illusion une croyance quand, dans la motivation de celle-ci, la réalisation d’un désir est prévalente »

   Il s’ensuit que l’illusion est réfractaire à la confrontation au réel. Sauf exception, les illusions idéologiques, sentimentales ont ceci de terrible qu’elles ne sont pas « biodégradables » par l’expérience, elles résistent à tous ses démentis.

   Proust disait en ce sens : « Les faits ne pénètrent pas dans le monde où vivent nos croyances, ils n’ont pas fait naître celles-ci, ils ne les détruisent pas ; ils peuvent leur infliger les plus constants démentis sans les affaiblir, et une avalanche de malheurs ou de maladies se succédant sans interruption dans une famille ne la fera pas douter de la bonté de son Dieu ou du talent de son médecin » Du côté de chez Swann, Pléiade, I, p. 148.

   Les illusions sont vraiment une prison en ce qu’elles sont l’effet-cause de l’aliénation radicale de l’esprit. Elles témoignent de la subversion de la raison par la dimension sensible de l’humaine nature.

  « Une illusion n’est pas la même chose qu’une erreur, une illusion n’est pas non plus nécessairement une erreur. L’opinion d’Aristote, d’après laquelle la vermine serait engendrée par l’ordure – opinion qui est encore celle du peuple ignorant –, était une erreur; de même l’opinion qu’avait une génération antérieure de médecins, et d’après laquelle le tabès aurait été la conséquence d’excès sexuels. Il serait impropre d’appeler ces erreurs des illusions, alors que c’était une illusion de la part de Christophe Colomb, quand il croyait avoir trouvé une nouvelle route maritime des Indes. La part de désir que comportait cette erreur est manifeste. On peut qualifier d’illusion l’assertion de certains nationalistes, assertion d’après laquelle les races indo-germaniques seraient les seules races humaines susceptibles de culture, ou bien encore la croyance d’après laquelle l’enfant serait un être dénué de sexualité, croyance détruite pour la première fois par la psychanalyse. Ce qui caractérise l’illusion, c’est d’être dérivée des désirs humains ; elle se rapproche par là de l’idée délirante en psychiatrie, mais se sépare aussi de celle-ci, même si l’on ne tient pas compte de la structure compliquée de l’idée délirante.
      L’idée délirante est essentiellement – nous soulignons ce caractère – en contradiction avec la réalité; l’illusion n’est pas nécessairement fausse, c’est-à-dire irréalisable ou en contradiction avec la réalité. Une jeune fille de condition modeste peut par exemple se créer l’illusion qu’un prince va venir la chercher pour l’épouser. Or, ceci est possible ; quelques cas de ce genre se sont réellement présentés. Que le Messie vienne et fonde un âge d’or, voilà qui est beaucoup moins vraisemblable : suivant l’attitude personnelle de celui qui est appelé à juger de cette croyance, il la classera parmi les illusions ou parmi les équivalents d’une idée délirante. Des exemples d’illusions authentiques ne sont pas, d’ordinaire, faciles à découvrir ; mais l’illusion des alchimistes de pouvoir transmuter tous les métaux en or est peut-être l’une d’elles. Le désir d’avoir beaucoup d’or, autant d’or que possible, a été très atténué par notre intelligence actuelle des conditions de la richesse ; cependant la chimie ne tient plus pour impossible une transmutation des métaux en or. Ainsi nous appelons illusion une croyance quand, dans la motivation de celle-ci, la réalisation d’un désir est prévalente, et nous ne tenons pas compte, ce faisant, des rapports de cette croyance à la réalité, tout comme l’illusion elle-même renonce à être confirmée par le réel. »

                               Freud, L’Avenir d’une illusion.

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Philosophie du dépouillement. La pauvreté rend-elle heureuse ?

Introduction : Le terme cynique a bien changé de sens.

Le cynisme est une attitude face à la vie provenant d’une école philosophique de la Grèce antique, fondée ou du moins inspirée par Antisthène1 et connue principalement pour les propos et les actions spectaculaires de son disciple le plus célèbre, Diogène de Sinope. Cette école a tenté un renversement des valeurs dominantes du moment, enseignant la désinvolture et l’humilité aux grands et aux puissants de la Grèce antique. Radicalement matérialistes et anticonformistes, les cyniques, et à leur tête Diogène, proposaient une autre pratique de la philosophie et de la vie en général, subversive et jubilatoire. L’école cynique prône la vertu et la sagesse, qualités qu’on ne peut atteindre que par la liberté. Cette liberté, étape nécessaire à un état vertueux et non finalité en soi, se veut radicale face aux conventions communément admises, dans un souci constant de se rapprocher de la nature. Le cynisme a profondément influencé le développement du stoïcisme par Zénon de Kition et ses successeurs à partir de 301 av. J.-C.

Revenons à nos moutons !

Pourquoi choisir la pauvreté ?

Par choix, Diogène vit dans la pauvreté et le dénouement. Par conviction, Diogène vit sans possession ni attache. Il développe une philosophie du dépouillement, où il se dépossède de tout, pour être plus proche de lui-même.

Pour les cyniques, la pauvreté est une vertu ; a contrario, la richesse est à proscrire. Ne rien posséder permet de se détacher des choses matérielles, et ainsi accéder à la liberté. On ne peut, en même temps, avoir et être. La seule richesse est l’autonomie. Le pauvre est celui qui désire plus qu’il ne peut acquérir. Vivre en autarcie correspond à l’idéal stoïcien, aussi bien qu’à l’idéal des cyniques.

« La vertu ne saurait habiter dans une ville, ni une maison riche »

L’avoir épuise l’être. Les possessions finissent par nous posséder. L’autosuffisance est le seul bien à rechercher. Pour y accéder, il convient de se satisfaire du minimum : une alimentation frugale, un logement sommaire, le moins de possessions possible. Lorsque Platon brime Diogène en un « Socrate devenu fou », il fait référence à cette ascèse radicale, à ce mode de vie marginal, à cette promotion de la pauvreté.

Quel est le mode de vie prôné par les cyniques ?

La fin que se propose la philosophie cynique est le bonheur. Ce bonheur consiste à vivre conformément à la nature. La quête de liberté des cyniques est directement inspirée par le modèle animal. Toutefois, l’être humain ne doit pas se réduire à la bestialité, à la barbarie, mais à la nature. Le modèle cynique est plutôt celui d’une vie minimaliste, inspirée de la vie à l’état sauvage.

Les cyniques encouragent à mener une vie simple et naturelle. Vertu et bonheur sont permis par une vie ascétique, en accord avec la nature. D’ailleurs, étymologiquement, cynisme (kinikos) signifie chien. Les cyniques vivent et se présentent comme des chiens. Diogène se félicitait ainsi de son surnom de « chien », donné par ses détracteurs.

D’après les cyniques, la liberté humaine ne diffère point de celle du chien. Diogène « aboie devant les ignorants et lèche les sages » (Baldacchino, 2014, p.74). Diogène, dont le surnom fut le chien, loge dans son célère tonneau, devenu le symbole du principe d’autarcie. En fait, il dormait dans un pithos, une grande jarre (il n’y avait pas de tonneau en bois à son époque). Ses possessions se limitent à un bâton (qui a une utilité pédagogique), une lanterne, et une coupe. A ce propos, on raconte que Diogène, à la vue d’un enfant qui buvait avec sa main, jeta son écuelle de colère.

Les cyniques prônent une alimentation tout juste suffisante (eau, herbes), un logement spartiate (abris de fortune), de vieux vêtements (Diogène porte un manteau élimé et abîmé), une apparence négligée (cheveux longs, barbes non entretenues), la mendicité et l’aumône…

Dès l’antiquité grecque, les hommes se voyaient aliénés par des besoins superfétatoires, des pressions sociales normalisantes, des exigences aliénantes. Altérés par la vie sociale, les besoins individuels doivent retrouver leur simplicité naturelle. L’homme doit parvenir à se défaire de ces contraintes pesantes. La raison doit l’emporter sur les passions (biologiques, comme sociales). La vie conforme à la nature se spécifie par l’absence de contraintes. Les besoins sociaux entravent la réalisation de la nature.

La pensée cynique voit dans le monde pré-prométhéen, un modèle à suivre, un monde naturel où l’être humain est libre. L’homme doit s’émanciper de la dictature civilisationnelle, qui le corrompt en besoins superflus.

Diogène se vante d’« être riche sans une seule obole » et s’enorgueillit d’être sans cité, sans maison, privé de patrie, vagabond, mendiant, vivant au jour le jour. Après avoir vu un enfant boire sans écuelle, Diogène se comprit battu. Il se débarrassa alors de son récipient. De même, Cratès, digne représentant de l’école Cynique et grand héritier, se débarrassa de sa fortune, en la donnant aux citoyens de Thèbes. Elève de Diogène, Cratès choisit également le dépouillement comme mode de vie, comme le souligne Plutarque :

« Cratès avec seulement son sac et sa cape en lambeaux, rit à la vie en plaisantant, comme s’il était toujours à un festival ».

Cratès su mettre en conformité ses principes de vie avec sa pratique. En abandonnant sa fortune, il s’affranchit d’un obstacle à sa liberté. La pauvreté, de même que la discipline du désir, constituent une condition à la liberté. La pauvreté serait ainsi le principe de son indépendance. Plus que les mots et les longs discours, la négation du matériel, le refus des honneurs, le rejet de la fortune, forment les meilleurs arguments pour défendre une philosophie de vie.

L’ascèse radicale et le choix sans ambages de la pauvreté des représentants du cynisme ont pour objet de les libérer. L’idéal philosophique des cyniques est la vie autarcique.

Comment se délester pour se libérer ?

Sans possession, sans attache, sans besoin superflu, Diogène vit libre, loin de tout chagrin ou crainte, comme le souligne Epictète. En cela, il était marginal face aux athéniens, qui ne cessaient de se soucier de leurs biens, de comploter pour assurer leur survie, de travailler pour obtenir récompenses et honneurs… Incapable de goûter le moindre repos salvateur, les contemporains de Diogène enduraient souffrances et angoisses. A ces peurs, Diogène opposait son bien souverain, l’indépendance. Vivant en autarcie, Diogène se suffisait à lui-même, et ne dépendait de rien, ni de personne. Les cyniques placent « la liberté au-dessus de tout ».

La société de consommation, la profusion de biens, la pression aux achats ostentatoires, interrogent forcément à l’aune de la philosophie cynique. Peut-on être véritablement libre dans le démonstratif et le superflu de notre société marchande ?

La liberté cynique, comme stoïcienne par ailleurs, se gagne sur le terrain de la retenue, de la discipline du désir. Diogène prescrit de réduire ses besoins au minimum vital. En ce sens, le sage est celui qui se satisfait de peu. Ne rien posséder permet de se rapprocher de soi. La réussite est un combat intérieur, permettant de s’affranchir des besoins non-nécessaires. On observe dans quelle mesure cette sagesse antique s’oppose catégoriquement à l’extériorisation du désir, à la débridation des désirs des sociétés modernes occidentales.

En outre, la liberté cynique enjoint de mettre à distance les règles normatives, les lois, les bonnes mœurs, les us et coutumes… Ces contraintes représentent des sources de servitude. Diogène développe une pensée profondément contestataire et irrévérencieuse. Son objet est de subvertir la morale commune, de renverser les idéaux partagés. La liberté est donc également un travail de mise en perspective des forces sociales coercitives. Le sage ne se soumet point à la doxa populaire. La liberté doit sans cesse se défendre contre les besoins corporels et les normes sociales.

Se libérer consiste à abandonner les modes de vie et de pensées ordinaires. Le sage vit en décalage, en marge des cadres restrictifs et des pratiques quotidiennes de ses contemporains. C’est par le fait même qu’il ne se soucie pas le moins du monde du regard inquisiteur porté par les autres sur sa façon d’être, qu’il est indépendant. Est donc libre celui qui ne vit plus emprisonné par le jugement social.

Peut-on établir un lien entre pauvreté, (auto)création ?

Les objets réduisent l’homme en servitude. L’être est limité par ses avoirs. Les besoins de possessions en plus de faire souffrir et endurer mille épreuves inutiles, éloignent l’homme de lui-même. Par le désir d’acquérir, l’individu passe de créateur à imitateur. Dans la société prométhéenne, l’homme devient alors un produit non-réflexif de sa civilisation. Son être s’épuise, à mesure qu’il succombe à la recherche du profit. A contrario, à l’état sauvage de l’ère pré-prométhéenne, les hommes seraient libres de créer, par l’absence de codes et de règles normatives.

La création de soi implique nécessairement de faire abstraction de la mimétique des désirs, du regard évaluateur des autres. Le processus d’autocréation doit mettre à mal les dynamiques normalisantes. L’homme souverain, par définition, ne s’établit pas selon des standards, mais s’érige en vertu de ses propres critères, en fonction de ses règles personnelles.

De la sorte, la richesse et l’autocréation s’opposent à deux niveaux :

  • La quête effrénée de biens, l’appât du gain, ne peuvent que détourner l’individu de ses richesses intérieures. Rechercher le succès extérieur, c’est renoncer à toute possibilité de victoire sur soi-même. Devenir maître des soi implique un travail d’introspection, un regard dirigé vers son for intérieur, alors même que l’ambition dans les affaires entraîne un mouvement vers l’extérieur ;
  • En outre, les possessions finissent par nous posséder. Plus j’ai, moins je suis. S’affranchir des objets, vivre de manière minimaliste, permet également de faire le vide en soi, condition nécessaire à sa liberté intérieure.

A titre d’illustration, dans l’histoire de la pensée, on ne peut qu’être frappé par la concomitance entre l’austérité et le génie. Dans Ethique à Nicomaque, Aristote condamne la chrématistique, c’est-à-dire l’accumulation de monnaie pour elle-même. L’art de s’enrichir s’oppose déjà à l’art du bien-être (oïkos). Il s’agirait là d’une activité contre nature. De même, bien plus tard, Nietzsche condamne la passion effrénée de l’avoir et des honneurs, la recherche de l’enrichissement pour lui-même. Dans Ainsi parlait Zarathoustra, il écrit (p.70) : 

« En vérité, qui possède peu est d’autant moins possédé : louée soit la petite pauvreté ».

En pratique, à titre d’exemplification, on peut parler des grands génies philosophiques, qui ont renoncé à une fortune certaine, au profit d’une vie incertaine. Spinoza et Wittgenstein ont ainsi refusé l’héritage familial.

En 1656, Spinoza fut exclu de sa communauté religieuse. De là, il abandonna la succession de son père et les affaires familiales. Spinoza devint alors un « philosophe-artisan », qui gagna sa vie très humblement en taillant des lentilles optiques pour lunettes et microscopes. Il mènera une vie modeste et frugale, qui le conduira à rédiger quelques-uns des plus grands textes philosophiques.

De même Wittgenstein, héritier d’une fortune colossale abandonna son héritage, qu’il remettra à ses frères et sœurs, ainsi qu’à des artistes d’avant-garde. Il pensait que donner son argent aux pauvres et nécessiteux ne pourrait que les corrompre. En se délestant sciemment de ce legs familial, Wittgenstein a provoqué son propre appauvrissement, et connaîtra une vie très ascétique. Il gagna humblement sa vie en étant tour à tour jardinier ou instituteur. C’est dans l’isolement et la réclusion choisie qu’il écrira ses plus grands textes.

En dehors du champ philosophique, on peut citer Albert Einstein, comme symbole du « pauvre génie ». De 1900 à 1905, soit les années les plus prolifiques de son existence au niveau intellectuel, il vivait dans une grande précarité, voire même une certaine misère. C’est pourtant éloigné du milieu universitaire, où règne un conformisme sans pareil, qu’il élabora la plus grande théorie de la physique du XXe siècle. L’histoire de la pensée nous enseigne donc que pauvreté et (auto)création font bon ménage. Il y a déjà 2500 ans, Diogène incitait à se suffire à soi-même, à se détacher de l’envie, de l’avoir, du désir. Le cynisme renverse ainsi les préjugés, toujours et plus que jamais vivace, concernant la réussite, la liberté et la fortune. La richesse, c’est de renoncer aux désirs ; la pauvreté est d’en être esclave.

Guillaume Vimeney

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La beauté dans l’art : une œuvre d’art est-elle nécessairement belle ?

Quel est le rapport entre l’art et la beauté ? L’art ne vise-t-il que le beau ? Une oeuvre d’art doit-elle forcément plaire ? Voici une approche philosophique de la beauté dans l’art.

L’art a longtemps consisté en la seule recherche de la beauté.

Dans la Grèce antique, Apollon, dieu des arts, de la poésie, de la musique et de la beauté, conduisait les neuf muses présidant aux arts libéraux :

  • Calliope (poésie épique),
  • Clio (histoire),
  • Erato (poésie lyrique et érotique),
  • Euterpe (musique),
  • Melpomène (tragédie et chant),
  • Polymnie (rhétorique),
  • Terpsichore (danse),
  • Thalie (comédie),
  • Uranie (astronomie).

La vision antique consiste donc à associer l’art à la recherche de l’harmonie et de la perfection. La beauté relève alors de critères universels : l’équilibre, la symétrie, les proportions, l’harmonie des formes, l’harmonie des sons, la maîtrise des savoirs ou encore la pureté.

La Renaissance voit le développement des beaux-arts (dessin, peinture, sculpture, architecture, mais aussi musique, poésie, théâtre et danse), dont la finalité est encore la beauté au sens classique.

Les beaux-arts ont pour principal objet l’expression sensible de l’harmonie plastique. Le but est de produire un plaisir esthétique tout en répondant à un idéal de beauté, défini comme une forme de vérité.

Cependant, l’art n’a pas toujours recherché le beau.

La finalité de l’art.

En peinture, la laideur s’exprime dès le XVIème siècle avec Jérôme Bosch (Le portement de la Croix), Quentin Metsys ou encore Bartolomeo Passarotti (Le vieux Couple et Joyeuse compagnie).

Le Bacchus de Rubens (1630) est particulièrement laid. L’esthétisme reste toutefois recherché, même dans la laideur, la vulgarité ou l’obscénité.

Mais ce sont les artistes du XIXème siècle qui ont définitivement dissocié l’art de la beauté classique, notamment en peinture :

  • les réalistes ont d’abord tenté une représentation brute et réelle de la société, en opposition avec le romantisme et le néo-classicisme,
  • les naturalistes ont eu à cœur de représenter des scènes de la vie quotidienne, sans filtre,
  • les impressionnistes se sont écartés des canons classiques pour peindre les impressions ressenties, c’est-à-dire les choses telles qu’elles nous apparaissent à l’esprit, non idéalisées,
  • plus tard, les fauvistes, expressionnistes, cubistes, symbolistes, dadaïstes et surréalistes créeront de nouvelles manières d’exprimer leurs idées, s’écartant souvent du « diktat » de la beauté.

Le but est désormais de représenter le monde tel qu’il est, tel qu’on le perçoit, tel qu’on l’interprète ou tel qu’on le juge. La peinture devient le miroir du monde et de la pensée de l’artiste. L’art ne doit plus être nécessairement beau, mais authentique.

Aujourd’hui, la beauté n’est plus un critère pour définir la qualité d’une œuvre d’art. Beaucoup d’œuvres sont disharmonieuses, dérangeantes voire choquantes : leur finalité est ailleurs.

Comment définir l’art ?

L’art est une pratique consciente par laquelle l’homme tend à une certaine fin, à un certain objectif. Le résultat de cet effort est un objet reconnu par tous comme une « œuvre d’art », c’est-à-dire un objet sans utilité concrète, mais doté d’une valeur morale ou spirituelle.

L’art est un moyen d’expression. L’œuvre d’art vise à produire un effet psychologique chez celui qui la regarde.

L’art touche à la sensibilité, à l’intellect, mais aussi à la philosophie et à la spiritualité.

La beauté dans l’art est-elle encore utile ?

Nous l’avons vu, l’artiste contemporain ne vise plus forcément la beauté esthétique. Son but est avant tout d’exprimer ses idées et sa créativité : l’art ne se fixe plus aucune limite à l’exploration.

Ce que l’artiste recherche, c’est la puissance d’évocation, le message, la signification, le sens, et si possible un sens durable. Une œuvre d’art réussie est souvent une œuvre d’art qui éclaire le sens de la vie.

Mais en s’écartant de l’impératif de beauté, l’artiste prend le risque de diminuer la force de son message : son œuvre, malgré son authenticité, risque d’être plus difficile à regarder et à comprendre.

Car la recherche du sens de la vie est indissociable de l’expression de la beauté. En effet, en tant que force active qui organise le chaos, La vie est en quête permanente d’ordre et d’harmonie. Elle véhicule des valeurs à partir desquelles l’artiste doit se positionner, sans quoi il risque de tomber dans le nihilisme.

De la beauté de l’œuvre à la beauté de l’artiste.

Certes, l’art s’est affranchi de la recherche de la beauté. Mais l’intention de l’artiste doit rester pure et désintéressée. L’art est une quête : cette quête doit être sincère et tournée vers les autres.

Prenons l’exemple de Pierre Soulages, le peintre de l’outre-noir : au cours de sa carrière, ses œuvres sont devenues de plus en plus sombres, puis entièrement noires. Une quête mystique qui l’a conduit à retrouver la lumière dans le noir : c’est l’outre-noir. Le sens n’est-il pas évident ?

Au final, toute œuvre d’art, même si elle n’est pas esthétiquement belle, doit refléter une certaine forme de beauté : beauté de la démarche, grandeur du message, génie de l’artiste, capacité à ouvrir la conscience, recherche d’un idéal nouveau.

La beauté n’est pas que plaisir ; elle peut, comme la vérité, être troublante, brutale ou triste. Elle peut aussi être sublime.

L’art et la beauté : citations.

La beauté est un mode d’éclosion de la vérité. Heidegger

L’art est beau quand la main, la tête et le cœur travaillent ensemble. John Ruskin

L’œuvre d’art ne s’obtient que par contrainte et par la soumission du réalisme à l’idée de beauté préconçue. André Gide

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La violence vue par les philosophes

La violence est un thème clé en philosophie politique. Physique ou symbolique, individuelle ou étatique, la violence est un concept protéiforme.

Le point commun de ces formes de violence est le suivant : toute violence repose sur la volonté de soumettre quelqu’un, contre sa volonté, par le recours à la force. La violence est donc une suspension de la légalité.

Si la plupart des penseurs rejettent la violence au nom du respect des individus (Sartre, Alain) ou du pacifisme (Kant, Derrida, Arendt), certains philosophes (Marx, Engels, Nietzsche, Hegel) ont souligné le rôle moteur de la violence dans l’avancée des sociétés ou des rapports humains :

  • Chez Hegel, la lutte des consciences permet à l’individu de se poser en tant que tel. Sans opposition, la conscience ne peut parvenir à la réflexivité.
  • Chez Sartre, l’existence même d’autrui est violence en ce qu’il porte un regard, une objectivité sur moi. Cette violence me permet néanmoins d’entrer en communication avec autrui.
  • Chez Marx, la violence permet d’accoucher d’une société libre, de renverser les rapports de classes.
  • Chez Weber, la violence est nécessaire à l’exercice de l’autorité de l’Etat.
  • Chez Machiavel, elle peut se justifier si l’objectif de la violence est la paix.

Sur la violence au cinéma, voir Orange Mécanique de Stanley Kubrick

Citations sur la violence

  • La violence n’est pas un moyen parmi d’autres d’atteindre la fin, mais le choix délibéré d’atteindre la fin par n’importe quel moyen (Sartre)
  • Un acte de justice et de douceur a souvent plus de pouvoir sur le cœur des hommes que la violence et la barbarie (Machiavel)
  • Un Etat est une communauté humaine qui revendique le monopole de l’usage légitime de la force physique sur un territoire donné (Weber)
  • Je m’oppose à la violence parce que lorsqu’elle semble produire le bien, le bien qui en résulte n’est que transitoire, tandis que le mal produit est permanent (Gandhi)
  • Il ne serait pas exagéré de définir la violence comme une force faible (Jankélévitch)
  • Tous les États-nations naissent et se fondent dans la violence. Je crois cette vérité irrécusable. Sans même exhiber à ce sujet des spectacles atroces, il suffit de souligner une loi de structure : le moment de fondation, le moment instituteur est antérieur à la loi ou à la légitimité qu’il instaure. Il est donc hors la loi, et violent par là-même (Derrida)
  • Etre politique, vivre dans une polis, cela signifiait que toutes choses se décidaient par la parole et la persuasion et non par la force ni la violence (Arendt)
  • Il y a des moments où la violence est la seule façon dont on puisse assurer la justice sociale (Eliot)

Et pour finir la violence dans le sport :

Battling Joe pour le plaisir

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Quand la vérité croise le mensonge. Une allégorie puissante

Pourquoi certains mensonges ont-ils plus de succès que la vérité ? La réponse à cette question se cache peut-être dans cette petite légende allégorique qui circule sur internet.

“La légende raconte qu’un jour la vérité et le Mensonge se sont croisés.

– Bonjour, a dit le Mensonge.
– Bonjour, a dit la Vérité.
– Belle journée, a continué le Mensonge. Alors la Vérité est allée voir si c’était vrai. Ça l’était.

– Belle journée, a alors répondu la vérité.
– Le lac est encore plus beau, a dit le mensonge avec un joli sourire.
Alors la Vérité a regardé vers le lac et a vu que le mensonge disait la vérité et a hoché la tête.

Le Mensonge a couru vers l’eau et a lancé …
– L’eau est encore plus belle et tiède. Allons nager !
La vérité a touché l’eau avec ses doigts et elle était vraiment belle et tiède.

Alors la Vérité a fait confiance au mensonge. Les deux ont enlevé leurs vêtements et ont nagé tranquillement.

Un peu plus tard, le mensonge est sorti, il s’est habillé avec les vêtements de la vérité et il est parti.

La vérité, incapable de porter les habits du mensonge a commencé à marcher sans vêtements et tout le monde s’est éloigné en la voyant nue.

Attristée, abandonnée, la Vérité se réfugia au fond d’un puits. C’est ainsi que depuis lors les gens préfèrent accepter le Mensonge déguisé en vérité que la Vérité nue.”

Autrement dit, les gens préfèrent un mensonge bien habillé qui arrange à une vérité nue qui dérange. Un état de fait qui pourrait expliquer une grande part du mutisme et de l’inaction générale face aux dangers qui nous guettent.

La vérité sortant du puits de Jean-Léon Gérôme – 1896
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Polarisation et société : six degrés de polarisation

Polarisation. Le mot est sur toutes les lèvres. Que ce soit pour décrire les opinions publiques, l’économie, la situation sociale ou la crise sanitaire, la « polarisation » s’est substituée en moins de vingt ans à la « globalisation ». Exit donc la promesse d’une « terre plate » où la libéralisation des échanges aurait permis un meilleur partage des richesses, l’éradication de la grande pauvreté et le rattrapage par les émergents des grandes puissances. En lieu et place, nous assistons presque impuissants à l’élargissement de six fractures fondamentales. De notre capacité collective à les réduire dépendra grandement la physionomie des années à venir.

Les transformations politiques

La première polarisation à laquelle nous sommes confrontés est sans conteste politique. Intervenant sur CNN le 6 janvier, jour de l’insurrection meurtrière contre le Capitole aux États-Unis, l’ancien conseiller de Barack Obama Van Jones posait une question fondamentale : « Est-ce la fin de quelque chose ou son début ? ». En effet, depuis un peu plus de dix ans, la combinaison de la quatrième révolution industrielle (qui détruit très rapidement les emplois peu qualifiés), la montée des protectionnismes et nationalismes, l’avènement des « Fake News » via la toute-puissance des réseaux sociaux a constitué un cocktail explosif dont l’assaut du parlement américain constitue le point d’orgue. En 2021, selon la communauté d’experts, il suffit de six mois pour radicaliser complètement un individu à travers les réseaux sociaux, le faisant ainsi évoluer dans des mondes parallèles où il n’y a presque plus de prise avec la réalité. Résultat ? Les puissances publiques, un peu partout dans le monde, font face à des communautés radicalisées, en colère sur le thème du « on nous cache tout ». Les partis politiques traditionnels ne constituent plus la réponse adaptée pour canaliser ces mouvements sans chef qui échangent et cristallisent sur Internet. A la barre de vaisseaux nationaux ayant perdu leur quille et prenant l’eau, les gouvernements ne peuvent qu’écoper et proposer des mesures visant à « calmer » les colères populaires. Sans prendre trop de risques, l’on peut donc estimer que l’insurrection au sein du parlement américain n’est que le premier acte d’une polarisation politique appelée à durer.

Les GAFAM tout-puissants mais ultra-fragiles

La seconde polarisation est technologique. Jamais dans l’histoire de l’humanité autant de puissance et de pouvoir n’a été autant concentré entre les mains de quelques acteurs privés, tous issus du même pays et du même secteur. Accusés régulièrement de tous les maux, les GAFAM ont balayé toute concurrence sur leur passage, se prévalant de leur statut de « tuyaux » et réfutant leur vocation de média, achetant leurs concurrents, tout en abritant leurs bénéfices colossaux dans des paradis fiscaux. La suite est connue. Incapables de réguler les conversations qui empruntent leurs plateformes, mis sous pression par les gouvernements, les géants de la Tech font tout pour faire reculer l’heure inexorable de leur démantèlement réglementaire pour abus de position dominante. A l’heure où les données personnelles sont devenues l’ « Or noir du XXIème siècle », leur toute puissance est également devenue leur faiblesse. Il suffit ainsi que Whatsapp modifie légèrement ses conditions pour que l’on assiste à la fuite de dizaines de millions d’utilisateurs vers des plateformes concurrentes. Bien que dominante, la position des géants de l’économie des plateformes n’a jamais été aussi fragile, entre d’un côté des centaines de millions d’utilisateurs « prisonniers », et de l’autre, presque autant d’usagers en situation de défiance. A cela, il convient d’ajouter la posture de la Chine, qui s’apprête à entrer dans l’année du « Buffle de Métal » en Février 2021. Tel cet animal d’acier, l’Empire du milieu s’est enhardi, prenant des positions stratégiques sur son passage et s’appuyant sur sa formidable capacité à contenir le virus et à rebondir économiquement. Sur le plan technologique, cela devrait se traduire par une montée en puissance des tensions est-ouest, la Chine affichant clairement sa volonté de pousser ses « champions » de la tech face à l’Amérique.

Globalisés face à enracinés

La troisième polarisation est sociétale. Comme l’a résumé David Goodheart dans son best-seller « Les deux clans, la nouvelle fracture mondiale », deux communautés inégales s’affrontent désormais. D’une part, les « Everywhere », mondialisés, éduqués, vivant dans des villes-mondes ou près des côtes. Ils sont libéraux, promeuvent le libre-échange, et trustent les postes de responsabilité dans les multinationales ou les organismes multilatéraux. Ce sont les gagnants de la mondialisation qui ont poussé peu à peu leur agenda au début des années 2000. Aujourd’hui, c’est la communauté la plus fragile et celle le plus en danger. Face à eux, les « Somewhere », ceux avec un fort sentiment d’enracinement à leur « tribu », clan ou quartier. Ils sont ceux qui n’ont pas forcément été appauvris par la globalisation mais qui ont un fort sentiment de déclassement. Représentant plus de 50% de la population dans les pays riches, et un peu plus de 80% dans les pays intermédiaires ou pauvres, ils sont désormais en train de jouer leur partition : celle de la revanche des humiliés. Entre ces deux camps, pas de réconciliation possible à moins d’imaginer un nouveau pacte social.

« Uber-riches » face à « Chauffeurs Uber »

La quatrième polarisation est financière. A force de concentrer le capital et de financiariser l’économie, le monde a créé une telle ligne de fracture entre le travail et le capital que l’écart entre les plus riches et les plus pauvres n’a jamais été aussi béant. Malgré les tentatives de certains de rééquilibrer les choses à travers des initiatives telles que le « Pledge » de Warren Buffet – qui consiste à donner l’essentiel de sa fortune de son vivant à des œuvres caritatives- l’absence de cadre structurant pour réduire les écarts de richesse a créé un tel déséquilibre qu’il est très difficile d’organiser un retour en arrière. Cela est d’autant plus paradoxal qu’avec l’ouverture du monde, les très riches fréquentent régulièrement les plus pauvres. En bref, les « Uber-Riches » sont confrontés aux « Chauffeurs-Uber », voire sont souvent installés dans la même berline. Les premiers disposent de tout ou presque, les seconds peinent à faire reconnaitre leur statut d’employés par les plateformes, qui entretiennent savamment leur précarité.

Robes noires pour nuits blanches ?

Plus insidieuse, la cinquième polarisation est juridique. Avec la complexification du monde, l’empilement des normes et la judiciarisation des procédures, accéder à la justice sur un plan privé comme au niveau commercial suppose des moyens de plus en plus conséquents. Là encore, la situation n’est pas homogène. Si, au nom de l’efficacité et la rapidité, les multinationales préfèrent désormais les couloirs feutrés ou lambrissés des cours d’arbitrages pour régler leur différents – ce qui revient à une privatisation pure et simple de la justice- les populations ont de plus en plus de mal à affronter la justice « normale ». Dotés de moyens nettement insuffisants, les tribunaux peinent à instruire même les délits les plus simples. Résultat : ceux qui auront les moyens de se défendre profiteront de tous les dysfonctionnements du système, là où les plus précaires encourent le risque d’être broyés par la machine judiciaire.

Rupture de la barrière entre l’homme et l’animal

Enfin, la sixième polarisation est climatique. Même si la transition écologique est au centre de la conversation mondiale depuis près de trois décennies, force est de constater que la dégradation inexorable de la planète combinée à la pression démographique intense que nous exerçons sur elle conduit aujourd’hui au point de non-retour. La pandémie, à un niveau fondamental, n’est rien d’autre que l’illustration de la rupture de la barrière entre l’homme et l’animal. Voulant toujours conquérir plus d’espace et nourrir plus de bouches, nous avons envahi l’espace vital des animaux et les avons gavés d’antibiotiques afin de les élever en batterie. Il était donc presque prévisible que la nature prenne sa revanche. Et malgré ce signal d’alarme qui a quasiment mis la planète à l’arrêt au cours des dix derniers mois, rien ne semble indiquer que les leçons aient été tirées de nos excès. Partout ou presque, l’envie de reprendre une « vie normale » est exprimée, quitte à provoquer une catastrophe beaucoup plus vaste que la pandémie…

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Pays, nation, état, ….

Nous expliquons ce qu’est un pays, combien il y en a dans le monde et quels types existent. A cela s’ajoutent les différences avec un Etat et avec une nation.

Qu’est-ce qu’un pays ?

Un pays est un territoire (c’est-à-dire une portion de la surface terrestre), doté de caractéristiques géographiques propres et occupé par une population plus ou moins homogène culturellement, et qui peut ou non constituer une unité politique souveraine. C’est-à-dire qu’un pays est une unité politico-géographique qui se distingue des autres, principalement dans les aspects sociaux, culturels, territoriaux et économiques.

Le mot « pays » vient du terme français pays, avec plus ou moins le même sens, dérivé à son tour du latin tardif pagensis , c’est-à-dire « habitant d’un pagus », ce dernier étant un canton ou un district des provinces romaines. De Gaule ou de Germanie. En fait, c’est un terme lié à « païen » (paganus), c’est-à-dire « villageois ».

De nos jours, le terme constitue familièrement un synonyme de « État » et dans certains cas de « nation ». Cependant, ces termes ne signifient pas vraiment la même chose.

En effet, l’usage du mot « pays » présente une certaine marge de polysémie, puisqu’il est courant de le voir utilisé pour désigner aussi des régions culturellement autonomes (comme le « Pays basque » en Espagne) ou encore des régions géographiques appartenant à la même culture (comme les « pays » de l’intérieur de la France : Pays de Sault, Pays de la Loire, etc.).

Combien y a-t-il de pays dans le monde ?

Les pays, comme les hommes, ont leurs époques d’existence et n’ont pas toujours été les mêmes, ni dans leur nature ni dans leur nombre. Au début du 21ème siècle, il y a 194 pays souverains reconnus comme tels par l’Organisation des Nations Unies, la plus haute instance de coopération entre les nations du monde.

Il faut y ajouter le Saint-Siège du Vatican, c’est-à-dire l’État de la Cité du Vatican : une entité politico-religieuse qui gouverne le Pape au sein de la ville de Rome, en Italie, et qui manque d’une population numériquement pertinente (moins de 1 000 personnes).).

Il est également important de considérer la nation palestinienne, dont la demande de reconnaissance en tant que pays souverain n’a pas encore été approuvée par l’organisation, en raison de son histoire de conflits politico-territoriaux avec Israël.

Au total, on pourrait dire qu’il y a 196 pays différents dans le monde.

Différences entre pays, état et nation

Ces trois termes, dans un contexte familier, peuvent être utilisés comme synonymes, car ils ont tous à voir avec les différentes unités géographiques et sociopolitiques dans lesquelles l’humanité s’est organisée. Cependant, lors de l’affinement du look, il faut distinguer la signification spécifique de chacun, comme suit :

  • Pays. Des trois termes, « pays » est probablement le plus ambigu. Il se réfère, comme nous l’avons dit précédemment, à une unité territoriale et politique déterminée, qui peut ou non coïncider avec un État, et qui peut contenir une ou plusieurs nations. En ce sens, un pays est une étiquette politico-géographique, un nom sous lequel ses habitants sont connus.
  • État. Le terme « État » désigne l’ensemble des institutions qui opèrent dans une société pour établir ses règles et administrer la souveraineté, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, d’un territoire détenu comme sien. Les États existent donc en tant que constructions sociales, politiques et juridiques, qui sont administrées par un gouvernement.

Ainsi, dans un pays, il peut y avoir un ou plusieurs États, selon qu’il s’agit d’un modèle d’organisation centralisé ou fédéral : les États-Unis d’Amérique, par exemple, sont un pays qui comprend 50 États différents, affiliés au même projet politique fédéral.

Par exemple, une personne qui vit dans les États de Washington ou de Californie est un Américain, mais sa vie quotidienne est gérée par différentes institutions locales et par différentes lois locales.

  • Nation. Enfin, le terme de nation peut désigner deux choses : la nation politico-juridique, c’est-à-dire le sujet constitutif de l’État ; ou à la nation socioculturelle, concept plus subjectif et ambigu, qui englobe les similitudes ethniques, sociales et culturelles d’un groupe d’habitants d’un pays.

Ainsi, quand on parle de la nation (premier sens), on se réfère essentiellement à l’Etat ; tandis que lorsqu’on parle de telle ou telle nation, on se réfère à ses colons, ses habitants ou la culture qui les unifie.

C’est pourquoi il existe des pays multinationaux, comme c’est le cas de la Bolivie, dans lesquels quelque 36 nations linguistiquement et ethniquement différentes coexistent dans le même cadre politique et juridique (le même État), et avec la même nationalité bolivienne (pays différents entre eux), comme les Aymara, les Canichana, les Araona, etc.

Quels sont les types de pays ?

Il existe de nombreuses façons de classer les pays, car ils sont aussi différents les uns des autres que le sont leurs propres habitants. Cependant, l’une des plus courantes est celle qui prend en considération leur niveau de développement économique et industriel, c’est-à-dire la place qu’elles occupent dans le circuit économique mondial. Selon ce point de vue, il faut distinguer entre :

  • pays développés ou industrialisés . Ceux qui ont atteint un bon niveau d’industrialisation et sont capables de produire des biens et des services de haute qualité, ce qui représente pour eux un revenu économique important qui, à son tour, peut être utilisé comme source de revenus.
  • Pays émergents ou en développement. Ceux qui sont au milieu de processus longs et difficiles d’industrialisation ou de modernisation productive, bénéficiant généralement de certains avantages du monde industriel, mais souffrant de certaines conditions du monde sous-développé. Le niveau de vie de ses citoyens est donc irrégulier et dépend en grande partie des cycles historiques et économiques : fortes dépressions et booms soudains.
  • Pays sous-développés ou peu industrialisés. Ceux qui n’ont même pas réussi à démarrer leur processus de développement industriel, ou qui se trouvent dans des conditions politiques, sociales ou économiques trop défavorables pour même y penser. Ce sont des nations appauvries, qui ne parviennent pas toujours à répondre aux exigences minimales du niveau de vie de leurs habitants, et sont donc souvent confrontées à des problèmes structurels comme la faim, la misère, les épidémies ou les guerres internes.
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Simone de Beauvoir : Le deuxième sexe

L’hypothèse qu’elle cherche à explorer est qu’il n’y a pas d’essence de la femme : le
fait que la femme est femme n’est pas ancré dans la nature ou dans une seule cause
psychologique ou sociale. Au contraire, il faut parler d’un « devenir femme », qui
définit les femmes par rapport aux hommes dans la société, avec tout un faisceau
de causes.

Comment on peut dire « ce sont des femmes » ? À quoi fait-on référence ?
Comment peut-on ajouter « la féminité se perd » ?

Simone de Beauvoir pose la question de l’essentialisation. Elle remarque, à la suite des premiers mouvements féministes, que la société a regretté la perte de la femme. Il faudrait donc plus que la simple présence de caractéristiques biologiques – les ovaires ou l’utérus par exemple – pour être femme.

La question est donc celle de la féminité. Elle distingue l’approche biologique selon laquelle être une femme, c’est être femelle, de l’approche essentialiste selon laquelle il y aurait une idée, une essence de la femme, à laquelle tout individu femme participerait en partageant des caractéristiques communes.

Elle met en doute ces deux approches par le constat que les sciences mettent en question cette idéede comportements fixes : le caractère dépend d’une situation dans laquelle un individu se trouve.

Pour autant, elle ne nie pas l’existence de traits féminins, mais montre qu’une identité n’est pas
abstraite, mais concrètement située dans le monde. Autrement dit, l’identité qui nous est donnée fait partie de nous et nous devons l’assumer. Nier cette identité en disant « nous sommes tous des humains » ne permet pas de comprendre la spécificité de notre situation.

Qu’est-ce qu’une femme si ce n’est pas qu’une femelle ? Et pourquoi la question se pose pour la femme, mais pas pour l’homme ?

La situation de la femme a ceci de singulier qu’elle se pose face à l’homme. L’homme se pense comme à la fois le masculin et comme le neutre, et non comme le mâle. Il est le point de référence :
il ne dit pas qu’il est homme. La femme, elle, va se définir par conséquent par rapport à lui. En écrivant « elle se détermine et se différencie par rapport à l’homme et non celui-ci par rapport à elle, elle est l’inessentiel en face de l’essentiel. Il est le Sujet, il est l’Absolu : elle est l’Autre », Simone de Beauvoir souligne les différentes façons dont les identités de l’homme et de la femme se pensent.

Elle introduit ici des concepts clefs pour sa compréhension de l’identité. D’un côté, l’un se pense en toute indépendance (absolu), comme un sujet conscient dirigeant sa volonté, sa raison à son gré ;
il est l’essence, la nature de l’humanité. De l’autre côté, la femme n’est pensée et ne se pense que par rapport à cette autre pensée, cette autre conception. Elle se définit comme femme par rapport à l’homme, elle est l’objet face au regard du sujet.

Comment comprendre cette opposition de l’homme et de la femme ?

L’autre est une catégorie fondamentale de la pensée. Elle est présente dans la pensée platonicienne, où les catégories du « même» et de « l’autre» sont considérées comme fondamentales. Elles permettent de constituer un groupe, une dualité. Beauvoir s’appuie sur les recherches ethnologiques de Lévi-Strauss pour montrer que la création de cette opposition du « nous » et du « eux » fait le passage entre l’état naturel et l’état de culture. Elle utilise ensuite la dialectique du maître et de l’esclave de Hegel pour montrer que la structure fondamentale de la conscience et de l’identité est dans cette altérité qui nous distingue.

Hegel, dans La phénoménologie de l’esprit, développe une thèse célèbre : quand deux consciences se rencontrent, un combat se déroule pour faire reconnaître à l’autre sa conscience et sa liberté. Ce combat est un combat à mort : il faut montrer à l’adversaire que notre liberté vaut plus que notre vie. Celui qui gagne, prenant le risque de la mort, pourra soumettre le second à sa volonté et en faire son esclave. L’esclave travaille pour le maître et, dans
l’apprentissage qui s’en suit, finit par développer une liberté plus concrète que celle du maître.
Néanmoins, cet affrontement est plus tempéré dans le cadre de la société : il y a reconnaissance réciproque de nos libertés. Cet affrontement finit donc par entraîner une reconnaissance réciproque. Or, la femme reste l’autre de l’homme, elle n’obtient pas la reconnaissance. Pourquoi la femme continue à se penser par rapport à l’homme ?

Pourquoi la femme continue-t-elle à se penser comme l’autre de l’homme ? Pourquoi cette absence de réciprocité ?

Simone de Beauvoir fait plusieurs hypothèses pour montrer la singularité de la situation de la femme.

La première hypothèse : ce qui permet de poser une communauté comme autre c’est le nombre.Il faut qu’elle soit la minorité. Ce fut le cas des juifs en Allemagne. Mais la femme n’est pas une minorité ; elle compose la moitié de l’humanité et n’a jamais constitué une communauté séparée.
La seconde hypothèse : la situation doit se comparer à celle du prolétariat. Le prolétariat n’est pas minoritaire et fait partie de la même tradition que ceux qui l’exploitent. Mais le prolétaire est une réalité historique : il est apparu dans un contexte ; il peut se grouper et changer les choses.

Dans l’absolu, les autres groupes sociaux opprimés pourraient rêver une élimination des oppresseurs, cependant les femmes ne peuvent se débarrasser de tout homme. Ils sont unis.
La femme est donc l’autre ; mais son altérité a ceci de spécifique qu’elle n’est ni historique ni contingente : les deux genres face à face sont nécessaires l’un à l’autre. Cette réciprocité n’a pas
participé à sa libération pour deux raisons. D’abord, l’opprimé intériorise le besoin de l’oppresseur.

Ensuite, parce que participer à ce besoin, même si cela suppose la soumission, donne aussi des avantages qu’il est difficile de quitter. Nous refusons notre liberté par lâcheté, par facilité, ou parce que la situation nous empêche de la saisir.

Comment toute cette histoire a-t-elle commencé ? Si la dualité des sexes s’est traduite en conflit, comment se fait-il que le conflit se soit autant résolu en faveur de l’homme ?

Ici, Simone de Beauvoir montre tout l’arbitraire et la suspicion que nous devons avoir pour les justifications proposées des rôles sociaux. En effet, elle cite diverses références philosophiques, historiques ou religieuses, pour montrer qu’il y a eu un effet de justification et de nivellement des statuts.

La philosophie de Beauvoir rejoint les philosophies du soupçon, comme celle d’un Nietzsche qui réclame qu’on se demande « qui écrit » face à un texte, c’est-à-dire : quelle est sa situation ? Quel intérêt a-t-il à défendre un tel point de vue ?
Ainsi, l’homme qui écrit est partie prenante dans le conflit entre le sujet et l’autre : il défend un point de vue. Chaque écrit sur la femme est empli d’une justification douteuse de son rôle et de son statut, empli aussi de contradictions. Dans la première partie du Deuxième Sexe, elle interroge ces différents mythes que nous avons écrits pour décrire et justifier le statut de la femme. Elle montre, à l’aide de l’exemple des juifs ou des noirs américains, que la même lutte s’engage à partir de dénigrements et de justifications. Nous tendons à donner un être, une essence éternelle, à un individu en fonction du groupe auquel il appartient. En vérité, « être » revient à « être devenu », puisque nous avons été constitués. Elle reprendra cette idée quand elle écrira « on ne naît pas femme, on le devient ».

Cette opposition doit-elle continuer ? Ou, plus exactement, quel intérêt tirons-nous de la continuation de cette opposition ?

Il y a là un enjeu politique et social : la demande de droits supplémentaires est mal vécue par ceux qui dominent. Avec force d’ironie, elle décrit les propos d’un auteur français : Mauriac. Elle montre que derrière son mépris, il revendique la supériorité masculine comme une supériorité personnelle : en appartenant au même groupe social que des génies masculins, nous sommes un peu génie nous mêmes. Dans la construction de soi, nous voyons donc qu’il y a un regard historique qui constitue notre identité.

Elle construit aussi une typologie de l’altérité. Il y a l’autre, presque ennemi, qu’il faut dévaloriser pour se valoriser – l’étranger, la marâtre – mais il est également possible de poser l’autre comme semblable avec qui nous partageons des traits communs et en qui nous pouvons nous reconnaître. Elle décrit enfin la différence entre égalité et liberté concrètes et abstraites. Nous posons abstraitement l’autre comme une liberté et ainsi comme égal à nous. Mais nous observons concrètement qu’il y a des différences dans les faits – la femme qui ne travaille pas par exemple : ainsi, il n’y a pas d’égalité de fait, mais seulement de principe ; et donc il n’y a pas de liberté non plus dans les faits. La femme reste dépendante de l’homme malgré les affirmations masculines.

Comment éviter une discussion vaine et analyser sans parti pris la question ? Que propose d’original cet ouvrage ?

Hommes comme femmes sont juges et partis dans cette question : ils tranchent, mais ont un intérêt dans la réponse apportée. Le risque est de continuer dans l’opposition creuse d’arguments.

Beauvoir se réfère rapidement au paradoxe du Crétois qui dit : « tous les Crétois sont des menteurs ». Ce qu’elle souhaite souligner est le sophisme qui consiste à réduire un être à des caractéristiques. Ainsi, ce n’est pas parce que nous sommes Crétois que nous mentons.

L’homme et la femme sont « en situation », plus ou moins incités à chercher la vérité et les causes de la situation à laquelle ils sont soumis. Nous retrouvons ici un déterminisme : des causes agissent sur nous et, si nous voulons nous en libérer, il faut en prendre conscience.

La femme prend conscience de son statut subi : « autre » par rapport aux hommes. Son but va donc moins être de revendiquer des droits, mais d’analyser le monde féminin afin de mieux articuler la politique à la réalité.

L’auteure reconnaît un parti pris, l’objectivité étant impossible, mais ce parti pris est riche de sens et il s’agit de le comprendre et le garder en tête.

Le parti pris est décrit comme une morale existentialiste :
« tout sujet se pose concrètement à travers des projets
comme une transcendance ; il n’accomplit sa liberté que par
son perpétuel dépassement vers d’autres libertés ; il n’y a
d’autre justification de l’existence présente que son expansion
vers un avenir indéfiniment ouvert ».
Cela signifie que nous agissons sans cesse pour nous exprimer
comme liberté à travers nos actes, dans le monde et
par rapport aux autres. Il n’y a pas d’autres sens ou valeurs
à chercher que ceux que nous donnons à nos actes. Quand
cette liberté est restreinte, l’individu ne peut s’exprimer par
les actions qu’il souhaite, ou il décide de diminuer sa capacité
d’action et de subir une valeur qui lui est extérieure,
c’est alors une faute envers lui. Si nous l’en empêchons, nous
l’opprimons. Simone de Beauvoir conclut que la particularité
du sujet féminin est que nous ne cessons de lui imposer
un projet qu’elle n’a pas choisi : celui d’être une femme, qui
doit correspondre à un type. Elle est donc déterminée par un
regard extérieur qui la considère toujours simplement relativement
à lui.
Elle demande à travers son ouvrage quelles sont les voies
ouvertes aux femmes, quelles sont les situations concrètes
d’indépendance ou d’impasse qu’elles rencontrent.
Dans ce texte, nous retrouvons donc ce que vit chaque
sujet qui s’éprouve comme liberté, peu importe sa situation
sociale. Mais Simone de Beauvoir décrit concrètement le
monde féminin, le regard que nous portons sur lui, l’histoire
féminine, les situations concrètes et la place de la femme
au sein de la société ; elle révèle ce qui détermine concrètement
une identité en situation, une liberté en situation, une
conscience en situation.

Ce livre est considéré comme l’un des ouvrages majeurs du
féminisme : il cherche à décrire dans les moindres détails le
statut de la femme.
L’ouvrage est particulier, car il est aussi teinté d’autobiographie,
surtout s’il est mis en rapport avec Les mémoires d’une
jeune fille rangée, autre ouvrage de Simone de Beauvoir.
Il reprend les grandes approches philosophiques de son
époque :
l’existentialisme, la phénoménologie et le matérialisme historique
des marxistes, mais avec un angle et une approche
le rendant plus concret.
Simone de Beauvoir utilise les méthodes qui lui sont proposées
non plus pour traiter de problèmes universels, mais en
étudiant des situations concrètes permettant de mobiliser
les concepts et de saisir ce qu’ils apportent pour comprendre
le monde qui nous entoure.

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Rabelais : Science sans conscience n’est que ruine de l’âme

En ces temps moroses qui voient un objet de 0,125 micron perturber le quotidien de l’humanité tout entière, provocant ici et là désolation, souffrance et mort, les sciences médicales ont été et sont encore convoquées pour leurs savoirs, mais elles sont aussi mises à l’index. Elles le sont afin d’éradiquer le vilain virus tandis que quelques ignorants les accusent de l’avoir fabriqué. Autrement dit des scientifiques auraient ici joué aux apprentis sorciers. Ce qui est mal et de rappeler à l’envie cette fameuse sortie rabelaisienne, extraite de son contexte littéraire et historique : « science sans conscience n’est que ruine de l’âme ». Recontextualisons-la d’abord dans le roman de Rabelais (1483 ou 1494-1553), puis historiquement.

Cette citation provient d’une longue lettre édifiante que Gargantua adresse à son fils Pantagruel dans « La vie très horrifique du grand Gargantua, père de Pantagruel, jadis composée par M. Alcofribas abstracteur de quintessence. Livre plein de Pantagruélisme » (1532).

Ce qui en d’autres termes pourrait se traduire par : « un mauvais gars ne saurait atteindre la sagesse, et savoir sans comprendre ruine l’entendement ». Au XVIe siècle « science » s’entend comme « Connaissance exacte qu’on a de quelque chose » ou dans l’extrait « Connaissance de certaines choses qui servent à la conduite de la vie ». « Conscience » se lit ici comme « compréhension » ou savoir qu’on sait. Et « âme » comme l’ensemble des facultés intellectuelles, « l’entendement ». (Littré et Dictionnaire de l’Académie française). Autant dire que cela nous éloigne déjà du sens que la doxa lui donne.

Une discussion entre Gargantua et Pantagruel

Dans cette lettre de Gargantua à son fils Pantagruel, où il lui conseille de se bourrer de savoir livresque, Rabelais dresse en une violente et « pantagruélique » critique les méthodes d’apprentissage des théologiens sorbonnards. Ces intellectuels, dont l’un d’entre eux Robert de Sorbon fonda le Collège de Sorbonne au XIIIe siècle, étaient chargés de l’étude des questions religieuses et du salut de l’homme en ne s’appuyant que sur les Écritures et la Tradition. À l’époque de Rabelais, ils étaient si puissants que François 1e, monarque éclairé, fonda en 1530 le Collège royal qui devint le Collège de France pour contrebalancer leur pouvoir. D’où les attaques ironiques et mordantes de Rabelais protégé du roi.

On est alors en pleine Réforme et la Contre-Réforme pointe le bout de son nez. Le bon chrétien Rabelais qui est alors protégé par François 1e, le cardinal du Bellay et par la sœur du roi, Marguerite de Navarre, ne s’en tient pas seulement à la critique des méthodes d’apprentissage, mais aussi, proche par Marguerite des évangélistes du XVIe siècle, à une attaque féroce des théologiens-rhéteurs de la Sorbonne qui se veulent les seuls gardiens du temple de la chrétienté.

Si l’on s’en tient à la signification qui lui est donnée aujourd’hui et à ce que ce terme de Science recouvre, elle reste encore incorrecte, parce qu’elle se réfère à la situation imaginaire du savant solitaire enfermé dans sa tour qui jamais ne fut d’ivoire.

Même s’il est aussi médecin, Rabelais est avant tout écrivain et l’un des meilleurs de langue française. Rabelais connait sa rhétorique et ses figures de style comme cette polyptote qui sonne bien puisque l’on y trouve en trois mots différents deux fois « science ». Mais cette science au singulier, parce qu’elle a aujourd’hui un autre sens, est de plus en plus souvent évoquée, invoquée ou convoquée. À « ce monstre monolithique » (Feyerabend) il manque son menu quotidien, aussi bien dans des textes académiques que dans sa médiatisation. Ainsi mise au singulier elle n’est pas la bienvenue dans le domaine de l’historien des sciences qui les préfère incarnées et contextualisées au pluriel et en minuscule.

Doit-on parler de la science ou des sciences ?

Autrement dit, de quoi est fait, non pas « la Science », cet universel, que l’on va jusqu’à fêter, qui ne recouvre sentencieusement qu’une idée, mais le quotidien d’un laboratoire et d’un chercheur scientifique ; modeste menu pourtant savamment étudié par une littérature abondante. Il se satisfait encore moins de cette « culture scientifique », que le coronavirus a soudain mis en lumière, parce qu’elle met les disciplines scientifiques en dehors de la culture elle-même, comme si elles se tenaient en marge du monde politique, économique et social.

Comme disait un ami et collègue, le professeur Ruano-Borbalan, « Epistémologie sans logistique n’est que ruine de la recherche ». Les savoirs scientifiques se forgent sur un temps long, à grande peine et contraintes, au sein de disciplines scientifiques diverses, dans des laboratoires hétérogènes, eux-mêmes dépendants d’établissements publics ou privés, plus ou moins bien administrés et plus ou moins bien financés, sans d’autres rapports entre eux que d’en produire de discutables et de réfutables.

Regrouper au sein d’une même appellation : la mécanique des fluides, la sociologie, la linguistique et la biologie, les essentialise et interdit une salutaire et raisonnable critique de leurs productions respectives. Le singulier et la majuscule font de ces multiples activités, historiquement datées, épistémologiquement délimitées et économiquement cadrées, une sorte de divinité unique en laquelle il conviendrait de croire ou ne pas croire, animée par des prêtres, arrogants et lointains, jaloux de partager leurs savoirs.

Parler de « culture scientifique » au lieu de « composantes scientifiques de la culture » rajoute à cette sanctification et tend à isoler des activités sociales parmi d’autres plutôt que de les rapprocher de l’ensemble des activités humaines. Alors, parlons de sciences, au pluriel et en toute conscience, parce que ces savoirs produits sont discutables, sous peine de ne pas être scientifiques, et qu’ils ne valent guère mieux que ceux du boulanger.

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