Polarisation. Le mot est sur toutes les lèvres. Que ce soit pour décrire les opinions publiques, l’économie, la situation sociale ou la crise sanitaire, la « polarisation » s’est substituée en moins de vingt ans à la « globalisation ». Exit donc la promesse d’une « terre plate » où la libéralisation des échanges aurait permis un meilleur partage des richesses, l’éradication de la grande pauvreté et le rattrapage par les émergents des grandes puissances. En lieu et place, nous assistons presque impuissants à l’élargissement de six fractures fondamentales. De notre capacité collective à les réduire dépendra grandement la physionomie des années à venir.
Les transformations politiques
La première polarisation à laquelle nous sommes confrontés est sans conteste politique. Intervenant sur CNN le 6 janvier, jour de l’insurrection meurtrière contre le Capitole aux États-Unis, l’ancien conseiller de Barack Obama Van Jones posait une question fondamentale : « Est-ce la fin de quelque chose ou son début ? ». En effet, depuis un peu plus de dix ans, la combinaison de la quatrième révolution industrielle (qui détruit très rapidement les emplois peu qualifiés), la montée des protectionnismes et nationalismes, l’avènement des « Fake News » via la toute-puissance des réseaux sociaux a constitué un cocktail explosif dont l’assaut du parlement américain constitue le point d’orgue. En 2021, selon la communauté d’experts, il suffit de six mois pour radicaliser complètement un individu à travers les réseaux sociaux, le faisant ainsi évoluer dans des mondes parallèles où il n’y a presque plus de prise avec la réalité. Résultat ? Les puissances publiques, un peu partout dans le monde, font face à des communautés radicalisées, en colère sur le thème du « on nous cache tout ». Les partis politiques traditionnels ne constituent plus la réponse adaptée pour canaliser ces mouvements sans chef qui échangent et cristallisent sur Internet. A la barre de vaisseaux nationaux ayant perdu leur quille et prenant l’eau, les gouvernements ne peuvent qu’écoper et proposer des mesures visant à « calmer » les colères populaires. Sans prendre trop de risques, l’on peut donc estimer que l’insurrection au sein du parlement américain n’est que le premier acte d’une polarisation politique appelée à durer.
Les GAFAM tout-puissants mais ultra-fragiles
La seconde polarisation est technologique. Jamais dans l’histoire de l’humanité autant de puissance et de pouvoir n’a été autant concentré entre les mains de quelques acteurs privés, tous issus du même pays et du même secteur. Accusés régulièrement de tous les maux, les GAFAM ont balayé toute concurrence sur leur passage, se prévalant de leur statut de « tuyaux » et réfutant leur vocation de média, achetant leurs concurrents, tout en abritant leurs bénéfices colossaux dans des paradis fiscaux. La suite est connue. Incapables de réguler les conversations qui empruntent leurs plateformes, mis sous pression par les gouvernements, les géants de la Tech font tout pour faire reculer l’heure inexorable de leur démantèlement réglementaire pour abus de position dominante. A l’heure où les données personnelles sont devenues l’ « Or noir du XXIème siècle », leur toute puissance est également devenue leur faiblesse. Il suffit ainsi que Whatsapp modifie légèrement ses conditions pour que l’on assiste à la fuite de dizaines de millions d’utilisateurs vers des plateformes concurrentes. Bien que dominante, la position des géants de l’économie des plateformes n’a jamais été aussi fragile, entre d’un côté des centaines de millions d’utilisateurs « prisonniers », et de l’autre, presque autant d’usagers en situation de défiance. A cela, il convient d’ajouter la posture de la Chine, qui s’apprête à entrer dans l’année du « Buffle de Métal » en Février 2021. Tel cet animal d’acier, l’Empire du milieu s’est enhardi, prenant des positions stratégiques sur son passage et s’appuyant sur sa formidable capacité à contenir le virus et à rebondir économiquement. Sur le plan technologique, cela devrait se traduire par une montée en puissance des tensions est-ouest, la Chine affichant clairement sa volonté de pousser ses « champions » de la tech face à l’Amérique.
Globalisés face à enracinés
La troisième polarisation est sociétale. Comme l’a résumé David Goodheart dans son best-seller « Les deux clans, la nouvelle fracture mondiale », deux communautés inégales s’affrontent désormais. D’une part, les « Everywhere », mondialisés, éduqués, vivant dans des villes-mondes ou près des côtes. Ils sont libéraux, promeuvent le libre-échange, et trustent les postes de responsabilité dans les multinationales ou les organismes multilatéraux. Ce sont les gagnants de la mondialisation qui ont poussé peu à peu leur agenda au début des années 2000. Aujourd’hui, c’est la communauté la plus fragile et celle le plus en danger. Face à eux, les « Somewhere », ceux avec un fort sentiment d’enracinement à leur « tribu », clan ou quartier. Ils sont ceux qui n’ont pas forcément été appauvris par la globalisation mais qui ont un fort sentiment de déclassement. Représentant plus de 50% de la population dans les pays riches, et un peu plus de 80% dans les pays intermédiaires ou pauvres, ils sont désormais en train de jouer leur partition : celle de la revanche des humiliés. Entre ces deux camps, pas de réconciliation possible à moins d’imaginer un nouveau pacte social.
« Uber-riches » face à « Chauffeurs Uber »
La quatrième polarisation est financière. A force de concentrer le capital et de financiariser l’économie, le monde a créé une telle ligne de fracture entre le travail et le capital que l’écart entre les plus riches et les plus pauvres n’a jamais été aussi béant. Malgré les tentatives de certains de rééquilibrer les choses à travers des initiatives telles que le « Pledge » de Warren Buffet – qui consiste à donner l’essentiel de sa fortune de son vivant à des œuvres caritatives- l’absence de cadre structurant pour réduire les écarts de richesse a créé un tel déséquilibre qu’il est très difficile d’organiser un retour en arrière. Cela est d’autant plus paradoxal qu’avec l’ouverture du monde, les très riches fréquentent régulièrement les plus pauvres. En bref, les « Uber-Riches » sont confrontés aux « Chauffeurs-Uber », voire sont souvent installés dans la même berline. Les premiers disposent de tout ou presque, les seconds peinent à faire reconnaitre leur statut d’employés par les plateformes, qui entretiennent savamment leur précarité.
Robes noires pour nuits blanches ?
Plus insidieuse, la cinquième polarisation est juridique. Avec la complexification du monde, l’empilement des normes et la judiciarisation des procédures, accéder à la justice sur un plan privé comme au niveau commercial suppose des moyens de plus en plus conséquents. Là encore, la situation n’est pas homogène. Si, au nom de l’efficacité et la rapidité, les multinationales préfèrent désormais les couloirs feutrés ou lambrissés des cours d’arbitrages pour régler leur différents – ce qui revient à une privatisation pure et simple de la justice- les populations ont de plus en plus de mal à affronter la justice « normale ». Dotés de moyens nettement insuffisants, les tribunaux peinent à instruire même les délits les plus simples. Résultat : ceux qui auront les moyens de se défendre profiteront de tous les dysfonctionnements du système, là où les plus précaires encourent le risque d’être broyés par la machine judiciaire.
Rupture de la barrière entre l’homme et l’animal
Enfin, la sixième polarisation est climatique. Même si la transition écologique est au centre de la conversation mondiale depuis près de trois décennies, force est de constater que la dégradation inexorable de la planète combinée à la pression démographique intense que nous exerçons sur elle conduit aujourd’hui au point de non-retour. La pandémie, à un niveau fondamental, n’est rien d’autre que l’illustration de la rupture de la barrière entre l’homme et l’animal. Voulant toujours conquérir plus d’espace et nourrir plus de bouches, nous avons envahi l’espace vital des animaux et les avons gavés d’antibiotiques afin de les élever en batterie. Il était donc presque prévisible que la nature prenne sa revanche. Et malgré ce signal d’alarme qui a quasiment mis la planète à l’arrêt au cours des dix derniers mois, rien ne semble indiquer que les leçons aient été tirées de nos excès. Partout ou presque, l’envie de reprendre une « vie normale » est exprimée, quitte à provoquer une catastrophe beaucoup plus vaste que la pandémie…