Dans les deux cas l’esprit a un rapport imaginaire à la vérité. Il erre loin d’elle mais si dans l’erreur il se trompe, on peut dire que dans l’illusion il est trompé. L’une est le signe d’un manque de connaissance et l’aveu d’une imprudence de l’esprit. (Sauf dans la recherche scientifique où le risque de l’erreur est instrumentalisé pour discriminer le vrai du faux). L’erreur est donc la marque d’une faiblesse. L’illusion est plutôt l’expression de la force de certaines puissances trompeuses s’exerçant sur l’esprit et l’égarant.
L’erreur procède d’ordinaire d’un défaut ou d’un manque de connaissance. Elle est imputable à la volonté qui se permet d’affirmer quelque chose alors qu’elle n’en a pas les moyens théoriques. D’où la nécessité d’éviter la prévention et la précipitation,comme le conseille Descartes, afin de ne pas juger à tort et à travers. Lorsque l’entendement a fait la lumière sur une question, l’erreur est rectifiée et remplacée par une connaissance vraie.
Si l’on prend acte de la démarche scientifique on s’aperçoit qu’il y a une fécondité de l’erreur dans la mesure où l’esprit ne s’enferme pas en elle. Il prend le risque de se tromper pour éliminer les erreurs et s’approcher de la vérité. Aussi soumet-il ses idées au contrôle expérimental, et progresse-t-il dans sa recherche de la vérité en rectifiant, en surmontant ses erreurs.
Ce n’est pas le cas avec l’illusion. Il ne suffit pas de la dénoncer pour la faire disparaître. En témoignent les illusions d’optique. Je sais bien que ce n’est pas le soleil qui tourne autour de la terre, cela ne m’empêche pas d’en avoir l’illusion. Je sais bien que je vais mourir, cela ne m’empêche pas d’avoir l’illusion d’être éternel.
L’illusion consiste (illudere : se jouer, se moquer de) à prendre des fictions pour des réalités. Tout se passe comme si l’esprit était le jouet de quelque chose qui agit sur lui et lui fait prendre l’apparence des choses pour les choses elles-mêmes ou la vraisemblance pour la vérité. Cela signifie que l’esprit ne s’exerce pas de manière autonome. Sans une difficile ascèse, il est sous l’empire de tout ce qui agit sur lui à son insu : les impressions sensibles, les désirs, les intérêts, les passions, les conditionnements divers et variés. Cf. Platon et l’idée des chaînes maintenant l’esprit prisonnier de la caverne. Dans l’allégorie, le philosophe établit qu’en ce sens toutes nos erreurs sont des illusions.
Dans le texte qui suit, Freud distingue l’erreur, l’illusion et l’idée délirante pour montrer que l’illusion n’est pas nécessairement en désaccord avec la réalité, qu’elle n’est pas nécessairement une erreur (ce qui est problématique dans la mesure où l’on ne parle plus d’illusion lorsqu’il y a accord entre la représentation et la réalité). Mais Freud veut établir que le propre de l’illusion est d’être dérivée des désirs humains. Elle est ordonnée à d’autres requêtes que celles de l’esprit. Son enjeu n’est pas la connaissance de ce qui est mais la satisfaction du principe du plaisir (opposable à principe de réalité). « Nous appelons illusion une croyance quand, dans la motivation de celle-ci, la réalisation d’un désir est prévalente »
Il s’ensuit que l’illusion est réfractaire à la confrontation au réel. Sauf exception, les illusions idéologiques, sentimentales ont ceci de terrible qu’elles ne sont pas « biodégradables » par l’expérience, elles résistent à tous ses démentis.
Proust disait en ce sens : « Les faits ne pénètrent pas dans le monde où vivent nos croyances, ils n’ont pas fait naître celles-ci, ils ne les détruisent pas ; ils peuvent leur infliger les plus constants démentis sans les affaiblir, et une avalanche de malheurs ou de maladies se succédant sans interruption dans une famille ne la fera pas douter de la bonté de son Dieu ou du talent de son médecin » Du côté de chez Swann, Pléiade, I, p. 148.
Les illusions sont vraiment une prison en ce qu’elles sont l’effet-cause de l’aliénation radicale de l’esprit. Elles témoignent de la subversion de la raison par la dimension sensible de l’humaine nature.
« Une illusion n’est pas la même chose qu’une erreur, une illusion n’est pas non plus nécessairement une erreur. L’opinion d’Aristote, d’après laquelle la vermine serait engendrée par l’ordure – opinion qui est encore celle du peuple ignorant –, était une erreur; de même l’opinion qu’avait une génération antérieure de médecins, et d’après laquelle le tabès aurait été la conséquence d’excès sexuels. Il serait impropre d’appeler ces erreurs des illusions, alors que c’était une illusion de la part de Christophe Colomb, quand il croyait avoir trouvé une nouvelle route maritime des Indes. La part de désir que comportait cette erreur est manifeste. On peut qualifier d’illusion l’assertion de certains nationalistes, assertion d’après laquelle les races indo-germaniques seraient les seules races humaines susceptibles de culture, ou bien encore la croyance d’après laquelle l’enfant serait un être dénué de sexualité, croyance détruite pour la première fois par la psychanalyse. Ce qui caractérise l’illusion, c’est d’être dérivée des désirs humains ; elle se rapproche par là de l’idée délirante en psychiatrie, mais se sépare aussi de celle-ci, même si l’on ne tient pas compte de la structure compliquée de l’idée délirante.
L’idée délirante est essentiellement – nous soulignons ce caractère – en contradiction avec la réalité; l’illusion n’est pas nécessairement fausse, c’est-à-dire irréalisable ou en contradiction avec la réalité. Une jeune fille de condition modeste peut par exemple se créer l’illusion qu’un prince va venir la chercher pour l’épouser. Or, ceci est possible ; quelques cas de ce genre se sont réellement présentés. Que le Messie vienne et fonde un âge d’or, voilà qui est beaucoup moins vraisemblable : suivant l’attitude personnelle de celui qui est appelé à juger de cette croyance, il la classera parmi les illusions ou parmi les équivalents d’une idée délirante. Des exemples d’illusions authentiques ne sont pas, d’ordinaire, faciles à découvrir ; mais l’illusion des alchimistes de pouvoir transmuter tous les métaux en or est peut-être l’une d’elles. Le désir d’avoir beaucoup d’or, autant d’or que possible, a été très atténué par notre intelligence actuelle des conditions de la richesse ; cependant la chimie ne tient plus pour impossible une transmutation des métaux en or. Ainsi nous appelons illusion une croyance quand, dans la motivation de celle-ci, la réalisation d’un désir est prévalente, et nous ne tenons pas compte, ce faisant, des rapports de cette croyance à la réalité, tout comme l’illusion elle-même renonce à être confirmée par le réel. »
Freud, L’Avenir d’une illusion.