La folie n’est-elle que le contraire de la raison ?

Notre époque y voit une pathologie, mais envers de la raison, elle nous inspire ambitions, amours et plaisirs.

La folie est la chose du monde la mieux partagée, « le plus vif de nos dangers, dit Foucault, et notre vérité peut-être la plus proche ». Si la folie n’était qu’une maladie mentale, si le fou n’était que l’insensé, il suffirait d’être sain d’esprit pour ne pas être fou. Or la folie a les idées plus larges : personne n’est plus fou que celui qui, croyant ne pas l’être, exclut, d’autorité, la folie du cercle de la raison. La folie clinique, caractérisée, n’est qu’un cas particulier d’une folie plus générale qui, si elle était reconnue comme telle, enverrait tout homme à l’asile. C’est ce dont témoigne le cas Descartes, ou l’histoire d’un homme qui, redoutant de trop douter, bannit la possibilité de la folie au départ de ses méditations. « Mais quoi ? ce sont des fous, et je ne serais pas moins extravagant si je me réglais sur leurs exemples », écrit-il en parlant de ceux qui « assurent constamment qu’ils sont des rois, lorsqu’ils sont très pauvres ; qu’ils sont vêtus d’or et de pourpre, lorsqu’ils sont tout nus ; ou s’imaginent être des cruches, ou avoir un corps de verre ». En voulant être sobre, en remplaçant l’épreuve du vertige par la stabilité des certitudes, en excommuniant la folie comme on dépouille la lumière de son ombre, en faisant une idole de son esprit au point de considérer que le fou ne peut penser puisque la pensée ne peut être folle, le philosophe dément dénie à la folie (qu’il réduit à la déraison) le privilège des paroles inouïes, fonde la folie « comme l’autre de la raison, selon le discours de la raison elle-même » (Foucault), et justifie, à ce titre, la mainmise des fous qui s’ignorent sur les malades mentaux qu’ils enferment. C’est méconnaître sa propre folie (comme c’est méconnaître l’altérité en soi) que de faire de la folie l’objet de la connaissance et, par conséquent, du fou (successivement identifié, selon l’époque, à l’homosexuel, à l’étranger, au vagabond ou à l’hystérique) l’objet de la surveillance. Parce qu’elle se limite elle-même à l’exercice de la raison, la philosophie, affolée par la folie, se soumet à sa loi dès qu’elle prétend s’en éloigner. « Nous sommes si nécessairement fous, soutient Pascal, que ce serait être fou par autre tour de folie, de n’être pas fou » : la paranoïa de ceux qui, désireux de penser par eux-mêmes, refusent d’être manipulés, l’engendrement du goût de l’absolu par les idées de la raison, le geste logique de celui qui, en toute rigueur, déduit de la mort de Dieu que tout est permis, le recours au raisonnement qui accompagne les affirmations les plus téméraires démontrent, si besoin est, qu’il faut avoir perdu la tête pour faire de la raison un garde-fou.

Car la folie n’est pas seulement le langage des exclus, mais le fin mot de l’existence. C’est elle qui (contrairement à l’absurde) épargne le suicide à ceux dont la vie n’a aucun sens. C’est elle qui, donnant aux hommes le goût du pouvoir et de l’argent, préserve les sociétés de l’anarchie comme de la misère. C’est elle qui défait les tyrans qu’elle a mis sur le trône. La folie apprend à aimer le silence, à désirer ce qui ne dure pas, à parler légèrement des choses graves, à souffrir sans se plaindre. Le plaisir, à cet égard, est une folie, l’amour aussi, le bonheur ne l’est pas moins : « De même que son ignorance grammaticale ne saurait rendre malheureux le cheval, dit Érasme dans sa prosopopée de la folie, je ne fais point le malheur de l’homme, puisque je suis conforme à sa nature… Si les mortels se décidaient à rompre avec la Sagesse, et vivaient sans cesse avec moi, au lieu de l’ennui de vieillir, ils connaîtraient la jouissance d’être toujours jeunes… Qu’y a-t-il de plus doux, de plus précieux, que la vie elle-même ? Et à qui doit-on qu’elle commence, sinon à moi ?… à mesure que l’homme m’écarte, il vit de moins en moins. »

La folie est un lieu de passage, à mi-chemin de l’erreur et du rêve, une prodigieuse réserve de sens où la littérature – à qui rien de ce qui est fou n’est étranger – puise le délire qui enchante, épuise les paradoxes qui rassurent, accueille et restitue l’étrange parole des clairvoyants, conserve aux mots la saveur qu’ils perdent en retrouvant leur étymologie. Aux antipodes de Descartes, l’écrivain est un foulosophe qui, avant de juger, choisit de comprendre, c’est-à-dire, étymologiquement, « de ne pas exclure »…

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